29 juin – nouvelle lune
À Ocean Park, l’homme vient ouvrir, avec, à la main, un verre à bordeaux contenant une sorte de vin orange brillant qui remonte jusqu’à son index. Il porte un peignoir en éponge de couleur blanche avec, brodé sur la pochette de poitrine, « Angel ». Il porte une chaîne en or entortillée dans ses poils de poitrine gris et il sent la poussière de plâtre. Son autre main tient une torche électrique. Il boit son vin jusqu’au niveau de son majeur, et son visage a l’air bouffi sous son chaume de barbe sombre au menton. Ses sourcils sont décolorés ou alors épilés au point qu’il n’en reste presque plus rien.
À noter que c’est ainsi qu’ils se sont rencontrés, M. Angel Delaporte et Misty Marie.
En arts plastiques, à la fac, tu apprends que la peinture de Léonard de Vinci, La Joconde, elle n’a pas de sourcils parce que ce sont les derniers détails que l’artiste a ajoutés. À la peinture fraîche sur une peinture sèche. Au dix-septième siècle, un restaurateur a utilisé le mauvais solvant et il les a effacés à jamais.
Une pile de valises se dresse juste à l’intérieur de la porte d’entrée, des valises en vrai cuir, tu vois le genre, et l’homme pointe le bras un peu plus loin, vers l’intérieur de la maison, la torche à la main, et lance : « Vous pourrez dire à Peter Wilmot que sa grammaire est abominable. »
Ces estivants, Misty Marie leur apprend que les charpentiers et menuisiers inscrivent toujours des choses à l’intérieur des murs. Chaque homme a toujours la même idée, celle d’écrire son nom et la date avant de sceller le mur au Placoplâtre. Il leur arrive parfois d’y laisser le quotidien du jour. Par tradition, on laisse aussi une bouteille de vin ou de bière. Les couvreurs écrivent sur l’isolant de toiture avant de le couvrir de papier goudronné et de shingles. Les maçons écrivent sur le matériel de doublage des murs avant de le couvrir de bardeaux ou d’enduit au stuc. Leur nom et la date. Une petite part d’eux-mêmes que quelqu’un découvrira dans l’avenir. Peut-être une réflexion. Nous étions ici. C’est nous qui avons construit cela. Un souvenir de leur passage.
Appelle ça coutume ou superstition ou feng shui.
C’est une sorte de tendre immortalité simple et sans recherche.
En histoire de l’art, on t’enseigne que le pape Pie V a demandé au Greco de peindre par-dessus les silhouettes dénudées dont Michel-Ange avait orné le plafond de la chapelle Sixtine. Le Greco a accepté, à condition qu’on lui laisse repeindre le plafond dans son intégralité. On t’enseigne que le Greco ne doit sa célébrité qu’à son astigmatisme. C’est la raison pour laquelle il déformait les corps des humains, parce qu’il était incapable de bien voir, aussi étirait-il les bras et les jambes de tout le monde et a été rendu célèbre par l’effet dramatique ainsi créé.
Depuis les artistes fameux jusqu’aux entrepreneurs de travaux publics, tous autant que nous sommes, nous voulons laisser notre signature. Notre dernier effet. Destiné à nous survivre. Ta vie après la mort.
Tous, nous voulons nous expliquer. Personne ne veut être oublié.
Ce jour-là, à Ocean Park, Angel Delaporte montre à Misty la salle à manger, le lambrissage et le papier peint à rayures bleues. À mi-hauteur d’un mur se trouve un trou éclaté avec papier déchiré qui pèle et poussière de plâtre.
Les maçons, lui apprend-elle, ils abandonnent un charme scellé au mortier, une médaille religieuse sur sa chaînette qu’ils suspendent dans la cheminée pour empêcher les mauvais esprits de descendre dans le conduit.
Au Moyen Âge, les maçons emmuraient un chat vivant dans un bâtiment nouvellement construit en signe de bon augure. Ou une femme vivante. Pour donner une âme à la bâtisse.
Misty, elle a les yeux fixés sur le verre de vin. C’est à lui qu’elle parle plutôt qu’au visage du monsieur, elle suit ses mouvements du regard, dans l’espoir que le bonhomme la remarquera et lui offrira un verre.
Angel Delaporte met son visage bouffi, ses sourcils épilés, contre le trou, et dit : « … les habitants de Waytansea Island vous tueront de la même manière qu’ils ont tué tout le monde par le passé… » Il colle sa torche tout à côté de sa tête pour que le faisceau éclaire les ténèbres. Les clés en laiton et argent miroitant lui descendent jusqu’à l’épaule, brillantes comme des strass de théâtre. Il dit : « Vous devriez voir ce qu’il y a d’écrit ici. »
Lentement, à la manière d’un enfant qui apprend à lire.
Angel Delaporte plonge le regard dans l’obscurité et poursuit : « … maintenant je vois mon épouse qui travaille au Waytansea Hôtel, elle fait les chambres et se transforme en un putain de gros tas, une pétasse sous uniforme en plastique rose… »
M. Delaporte continue : « … Elle rentre à la maison et ses mains sentent les gants de latex qu’elle est obligée d’utiliser pour ramasser vos préservatifs usagés… ses cheveux blonds virent au gris et sentent la merde dont elle se sert pour récurer de vos toilettes les cuvettes quand elle se glisse à côté de moi dans le lit… »
« Hmmm », conclut-il, et il boit son vin jusqu’au niveau de son annulaire. « Le complément est mal placé. »
Il lit : « … ses nénés pendouillent sur sa poitrine comme deux carpes mortes. Nous n’avons pas eu de rapports sexuels depuis trois ans… »
Le silence est tel, soudain, que Misty lâche un petit rire. Angel Delaporte tend la torche. Il boit son vin orange brillant jusqu’au niveau de son petit doigt posé sur l’extérieur du verre, hoche la tête en direction du trou, et il fait comme ça : « Lisez par vous-même. »
Son trousseau de clés est tellement lourd que Misty est obligée de crisper le biceps pour soulever la petite torche, et quand elle colle son œil au petit trou sombre, les mots inscrits sur le mur opposé disent :
« … vous mourrez en regrettant d’avoir jamais posé le pied sur… »
Le placard à linge disparu à Seaview, la salle de bains envolée à Long Beach, le séjour à Oysterville, chaque fois que les gens se mettent à fouiner un peu, voilà ce qu’ils découvrent. Toujours les mêmes crises de rage de Peter.
Tes bonnes vieilles crises de rage, les mêmes. « … vous mourrez et le monde n’en sera que meilleur pour… »
Dans toutes ces maisons du continent sur lesquelles Peter a travaillé, tous ces investissements, c’est toujours les mêmes saletés rédigées de sa main et scellées à demeure. « … mourrez en hurlant dans de teribles… » Et dans son dos, Angel Delaporte déclare : « Dites à M. Wilmot qu’il a fait une faute d’orthographe à terrible. » Ces estivants, la pauvre Misty, elle leur explique, depuis à peu près un an, que M. Wilmot n’était plus lui-même. Il ignorait qu’il avait une tumeur au cerveau depuis – nous ne savons pas depuis quand. Le visage collé contre le trou dans le papier peint, elle explique à cet Angel Delaporte que M. Wilmot a fait quelques travaux au Waytansea Hôtel et que, maintenant, les numéros de chambre passent de 312 à 314. À l’emplacement d’une chambre de jadis, il y a aujourd’hui un couloir absolument parfait, sans raccords visibles, avec moulures à mi-hauteur, plinthes et prises de courant neuves tous les deux mètres, du boulot de première qualité. Le tout aux normes, comme l’exige le code des entrepreneurs, excepté la pièce scellée à l’intérieur.
Et cet homme d’Ocean Park fait tourner son vin dans son verre et dit : « J’espère que la chambre 313 n’était pas occupée quand la chose s’est produite. »
Dans la voiture de Misty, il y a une pince à décoffrer. Il leur suffira de cinq minutes pour rouvrir cette embrasure de porte. Ce n’est qu’une cloison sèche, non porteuse, dit-elle à l’homme. C’est juste M. Wilmot qui perdait la boule, rien de plus.
Lorsqu’elle colle son nez au trou et renifle, le papier peint a l’odeur d’un million de cigarettes qui seraient venues mourir là. À l’intérieur du trou, on sent la cannelle, la poussière, la peinture. Quelque part dans l’obscurité, on entend le bourdonnement d’un réfrigérateur. Le tintement d’une horloge.
Rédigé tout à l’entour des murs, partout, c’est toujours le même délire. Dans toutes ces maisons de vacances. Rédigé en immense spirale qui démarre au plafond et tourbillonne jusqu’au sol, sur tout le périmètre de la pièce, de sorte que tu es obligé de te poster en son beau milieu et de tourner et de tourner jusqu’à en avoir le vertige. Jusqu’à en avoir la nausée. À la lumière du trousseau de clés, ça dit :
« … assassinés en dépit de tout votre argent et de votre position sociale… »
« Écoutez », lâche-t-elle. « Votre fourneau, il est là. Exactement à l’endroit où vous le pensiez. » Elle se recule alors et lui tend la petite lampe torche.
Tous les entrepreneurs, lui explique Misty, ils signent leur ouvrage. Marquent leur territoire. Les ouvriers chargés des finitions écrivent sur les dalles de sol avant d’y poser le parquet en bois de feuillu ou la moquette. Ils écrivent sur les murs avant le papier peint ou le carrelage. C’est cela qu’on trouve à l’intérieur des murs de tout un chacun, ces archives de photos, de prières, de noms. De dates. Des capsules temporelles. Ou pis encore, on pourrait trouver des tuyauteries en plomb, de l’amiante, des moulures toxiques, un câblage électrique défectueux. Des tumeurs au cerveau. Des bombes à retardement.
Preuve s’il en est qu’aucun investissement n’appartient à son propriétaire pour l’éternité.
Ce que l’on ne veut pas forcément savoir – mais on n’ose pas oublier.
Angel Delaporte, le visage collé au trou, il lit : « … j’aime mon épouse et j’aime ma petite fille… » Il lit : « … je ne veux pas voir ma famille descendre l’échelle de plus en plus bas à cause de vous, parasites de bas étage… »
Il se penche au plus près du mur, le visage tout tordu contre le trou, et déclare : « Cette écriture est tout à fait irrésistible. La manière dont il écrit les p dans « posé le pied » et « putain et pétasse », la boucle est tellement longue qu’elle chapeaute le reste du mot. Ce qui signifie que c’est un homme plein d’amour, et très protecteur. » Il ajoute : « Vous avez vu le t de « vous tueront » ? La longueur de la tige de la lettre montre qu’il avait des soucis. »
Écrasant son visage contre le trou, Angel Delaporte lit : « … Waytansea Island tuera jusqu’au dernier des enfants de Dieu rien que pour sauver les siens… »
Il poursuit : la manière dont les J majuscules sont minces et pointus prouve que Peter a une intelligence aiguë mais qu’il a une peur bleue de sa mère.
Ses clés tintent chaque fois qu’il déplace sa petite torche et il lit : « … j’ai dansé avec votre brosse à dents fourrée dans mon trou du cul tout sale… »
Son visage a soudain un recul devant le papier peint, et il dit : « Ouais, pas de doute, il s’agit bien de mon fourneau. » Il boit le restant de son vin et s’en rince la bouche, bruyamment, à plusieurs reprises. Il l’avale, en disant : « Je savais bien que je disposais d’une cuisine dans cette maison. »
La pauvre Misty, elle explique qu’elle est désolée. Elle va dégager l’huisserie de la porte. M. Delaporte, probable qu’il voudra se brosser les dents cet après-midi. Un bon brossage, et peut-être aussi une injection antitétanique. Et une gammaglobuline, pourquoi pas, pour faire bon poids.
D’un doigt, M. Delaporte touche un grand barbouillis humide tout à côté du trou dans le mur. Il porte son verre de vin à la bouche et finit par loucher en s’apercevant qu’il est vide. Ce barbouillis sombre et humide sur le papier peint bleu, il le touche. Avant de faire la grimace et de s’essuyer le doigt sur le côté de son peignoir, en disant : « J’espère que M. Wilmot est solidement assuré avec une bonne garantie financière. »
« M. Wilmot est à l’hôpital, ces derniers jours, il a sombré dans l’inconscience », explique Misty.
Il glisse la main dans sa poche de peignoir, en extrait un paquet de cigarettes et en sort une d’une secousse, avant d’annoncer : « Donc c’est vous qui dirigez maintenant son entreprise de rénovation ? » Et Misty essaie de rire. « C’est moi, le gros tas, la pétasse », dit-elle. Et l’homme, M. Delaporte, dit : « Je vous demande pardon ? » « Je suis madame Peter Wilmot. »
Misty Marie Wilmot, l’authentique, le monstre, la garce, la mégère, en chair et en os. Elle lui répond : « Je travaillais au Waytansea Hôtel ce matin lorsque vous avez appelé. »
Angel Delaporte hoche la tête en contemplant son verre vide. Tout graisseux de sueur, couvert de marques de doigts. Il le lève entre elle et lui et demande : « Vous voulez que je vous offre un verre ? »
Il regarde l’endroit où elle a pressé son visage contre le mur de sa salle à manger, l’endroit où elle a laissé couler une larme en barbouillant son papier peint à rayures bleues. Une empreinte humide de son œil, les pattes-d’oie à son entour, son orbicularis oculi derrière des barreaux. Toujours avec sa cigarette non allumée à une main, il prend de l’autre la ceinture de son peignoir en éponge et frotte la tache de la larme. Et il dit : « Je vais vous donner un livre. Il s’intitule Graphologie. Vous savez, l’analyse de l’écriture. »
Et Misty, qui croyait vraiment que la maison Wilmot, les huit hectares sur Birch Street étaient synonymes de vie heureuse à tout jamais, elle dit : « Ça vous dirait, qui sait, de louer un endroit pour l’été ? » Elle contemple le verre à vin et ajoute : « Une grande maison en pierre. Pas sur le continent, mais sur l’île ? »
Et Angel Delaporte, il se retourne et la regarde par-dessus l’épaule, il regarde les hanches de Misty, puis ses seins sous son uniforme rose, puis son visage. Il plisse les paupières, secoue légèrement la tête et dit : « Ne vous en faites pas, vos cheveux ne sont pas si gris. »
Sur la joue et la tempe, et tout le pourtour d’un œil, il est poudré de poussière blanche de plâtre. Et Misty, ton épouse, elle tend le bras vers lui, les doigts écartés. Elle tient la paume en l’air, la peau marquée et rougeâtre, et elle lui fait comme ça : « Hé, si vous ne me croyez pas, elle lui dit, sentez-la donc, ma main. »